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Le 19 novembre, 55,7 % des Argentins ont choisi de porter Javier Milei, 53 ans, à la présidence de la République d’Argentine. Il est le candidat le mieux élu depuis le retour de la démocratie en 1983. Son slogan ? « Vive la liberté, bordel ! »
Mais qui est vraiment Javier Milei ? « Anarcho-capitaliste, ultralibéral, d’extrême droite » : c’est le raccourci que font beaucoup de médias à l’heure de le présenter. Il n’a certes pas volé cette caricature que l’on fait de lui-même quand on parcourt la longue liste de ses déclaration toujours fracassantes et souvent scandaleuses. Mais c’est certainement aussi largement réducteur.
Le polémiste, provocateur et économiste
Cheveux hirsutes, regard électrique et ton exalté : Javier Milei est d’abord devenu un phénomène de plateaux télés. Lui-même économiste de bon niveau – il enseigne et conseille des entreprises et des think tanks –, il découvre en 2013 Murray Rothbard, économiste et philosophe politique américain, théoricien de l’école autrichienne d’économie, du libertarianisme et de l’anarcho-capitalisme : pour Milei, c’est une révélation. Il se lance alors dans une croisade culturelle, pour la liberté et contre l’État, pourfend le système politique argentin, ses échecs permanents. Il hurle, insulte, tourbillonne et devient une star des plateaux télés dans les années 2010 en jurant que jamais, ô grand jamais, il ne fera de politique.
L’irrésistible tentation de franchir le Rubicon
Multipliant les propositions et la provocation, il pousse très loin les principes de l’école libertarienne, proposant le remplacement de la monnaie nationale par le dollar, la réduction drastique des dépenses publiques et la suppression de la plupart des ministères, la libéralisation de toutes choses, de la santé à l’éducation, de la vente d’armes à celle des organes… éventuellement celle des enfants, ainsi que l’interdiction de l’avortement. Conscient de sa popularité et de l’intérêt que suscitent ses idées, il crée une marque politique en 2021, « La Liberté avance », avec une offre antisystème qui n’existait pas et se fait élire député en séduisant 17 % des électeurs de Buenos Aires.
Dans la foulée, il se lance dans la candidature à l’élection présidentielle de 2023, en ayant bien compris que ce qui marche, c’est l’outrance, c’est le buzz, c’est d’être au centre de l’attention, que choisir le thème du débat, c’est déjà remporter le débat et qu’en politique… il n’y a pas de mauvaise publicité.
Il a aussi compris que le contexte est très favorable à une proposition radicale qui aboutirait à renvoyer tous ceux qu’il appelle la « caste » dirigeante, ce personnel politique qui a conduit le pays à l’état de pauvreté et de crise économique et sociale permanente dans lequel il se trouve. Le modèle d’État-providence financé à crédit est à bout de souffle, l’inflation (143 % sur un an en octobre) et le taux de pauvreté (supérieur à 40 %) battent des records, le poids des impôts est insupportable pour ceux qui en paient et les allocations sont insuffisantes pour ceux qui en perçoivent (51% de la population). Le péronisme des années Kirchner-Fernandez est un échec.
Et puisqu’on le dit d’extrême droite, il en profite, s’attache un socle électoral conservateur en s’opposant au droit à l’avortement et en prônant le droit à l’autodéfense et à la libre possession d’armes à feu. Il met en doute le réchauffement climatique et minimise les violences d’État de l’époque de la dictature. Il sort la tronçonneuse, au propre comme au figuré, la destinant aux dépenses publiques et devient une star mondiale en s’affichant avec ses quatre chiens clonés sur l’ADN de son ancien compagnon canin trop tôt disparu.
La primaire du mois d’août est un triomphe : il est le candidat à la candidature qui y reçoit le plus de voix (30 %) et devient un possible futur Président sous le regard stupéfait de tous les observateurs.
Le coup de génie de l’entre-deux tours
Dans un premier temps, les résultats du premier tour qui se déroule le 22 octobre jettent un froid parmi ses partisans : il stagne à 30% des suffrages, se trouvant certes qualifié pour le second tour en écartant la candidate d’une droite plus traditionnelle, Patricia Bullrich qui n’atteint que 23,8 % des suffrages. Mais son adversaire, Sergio Massa, ministre péroniste de l’économie, un centriste pragmatique qui surjoue la sobriété et le sérieux face à l’irrationnel, atteint le score inattendu de 36,8 % des voix et semble donc le mieux placé pour l’emporter un mois plus tard.
Sauf que… en quelques jours une alliance est signée avec la droite traditionnelle de Patricia Bullrich et de l’ancien président Mauricio Macri. Javier Milei en est quitte pour reconnaître que ce qui les rapproche – l’antipéronisme – est finalement plus important que ce qui les sépare et il regrette d’être allé un peu loin dans l’insulte… Patricia Bullrich pardonne, sa coalition éclate, mais l’essentiel est là : Javier Milei abandonne ses propositions les plus polémiques – la suppression des ministères de la santé et de l’éducation était bien une plaisanterie, ainsi que le commerce des enfants –, il devient soudainement plus fréquentable et se retrouve au coude à coude avec Sergio Massa dans les intentions de vote pour le second tour.
Pour le reste, il n’a qu’à dérouler son programme de « libération » et attendre des statistiques économiques chaque mois plus désastreuses dont son adversaire, toujours ministre de l’économie, est jugé responsable. À 55,7 %, c’est l’ampleur de sa victoire qui surprend, au terme d’un processus électoral exemplaire. Il est arrivé en tête dans 21 des 24 provinces argentines, séduisant massivement un électorat jeune (« 68 % des 18 à 29 ans émigreraient s’ils le pouvaient », Le Monde, 20 novembre 2023) et plutôt masculin.
Quel président sera Milei ?
Son comportement de showman, sa grossièreté et l’énormité de certaines de ses propositions mais aussi sa culture et son intelligence indéniable sèment en permanence un doute. Certes, ses idées et sa personnalité sont atypiques, mais pense-t-il vraiment toutes les horreurs qu’il prononce ? Depuis le début de son ascension politique, ne se complait-il pas dans un rôle de trublion qui l’a conduit à la Présidence de la République mais qui est désormais incompatible avec l’exercice de cette fonction ?
L’entre-deux tour a montré un Milei assagi et relativement plus discret. Si son parti ne dispose que d’une poignée de soutiens au Parlement, son alliance avec la droite peut lui donner des majorités, mais pas sur des positions extrêmes. Le droit à l’avortement, obtenu de haute lutte en 2020, ne devrait par exemple pas pouvoir être remis en cause.
Dans une région où la nostalgie pour les régimes militaires, du Chili au Brésil, est réelle, l’inquiétude peut naître de sa pratique institutionnelle : il s’est attiré l’électorat des forces de sécurité, mais il n’a pas non plus centré son discours sur les forces armées. Sa violence verbale ne s’est pas dirigée contre les étrangers mais plutôt contre des régimes représentant ce qu’il déteste en politique, englobés sous le vocable de « communistes », comme Lula au Brésil, Maduro au Venezuela qui l’a déjà traité de nazi en guise de félicitations, ou la Chine. Mais au lendemain de l’élection, Lula lui a souhaité « bonne chance » et a ajouté que « Le Brésil sera toujours disponible pour travailler avec nos frères argentins ». Quant à la Chine, premier partenaire commercial de l’Argentine, elle représente un débouché incontournable pour sa production agricole, qui est la principale ressource du pays. Le pragmatisme l’emportera forcément.
L’attente économique et sociale
C’est sur le terrain des réformes économiques que Javier Milei est le plus attendu. Les défis sont immenses, mais c’est aussi probablement là où il pourra compter sur le soutien de ses alliés. Réduire l’État-providence, qui en plus de l’importante aide sociale, subventionne massivement l’énergie, en maintenant des prix artificiellement bas, sera forcément douloureux pour bon nombre d’Argentins. On peut s’attendre à des réactions hostiles des corps intermédiaires d’inspiration péroniste qui restent puissants. Transformer l’économie, relancer l’investissement au point que le développement productif crée les emplois que les Argentins attendent n’est pas un mince défi.
L’urgence est bien la réduction de l’inflation, qui dissuade autant l’épargne que l’investissement, maintient dans la pauvreté et enlève toute perspective. L’Équateur a dollarisé son économie en 2001 : il a supprimé sa monnaie nationale et ne fonctionnent plus depuis lors qu’avec le dollar américain. Bien sûr, le pays est dépendant de la politique de la Fed, la Banque centrale des États-Unis, mais il bénéficie aussi de la force et de la stabilité de la monnaie : finis les problèmes d’inflation… Dollariser entièrement l’économie argentine (elle l’est déjà en grande partie, pour les transactions immobilières ou pour l’épargne par exemple) s’annonce complexe et ne pourra pas se faire sans soutien international. En particulier de la part du FMI, qui est déjà un créancier majeur – et en dollars – du pays.
Face aux défis qui attendent l’Argentine, Javier Milei propose un tournant historique alors que le péronisme, la version argentine de l’État-Providence, a conduit le pays dans une impasse économique et sociale. S’il oublie ses outrances, s’il respecte les institutions et l’État de droit et s’il parvient à équilibrer ses réformes, « la fin de la décadence » qu’il promet est possible. C’est en tout cas l’espoir des Argentins qui lui ont massivement accordé leur confiance.
Et si Milei se révélait plus de la trempe d’un Zelensky, comique devenu Churchill, que d’un Trump ?
Michel Taube et Laurent Tranier, chef de la rubrique Amériques Latines d’Opinion Internationale, fondateur des Éditions Toute Latitude