Le premier tour de l’élection présidentielle brésilienne qui s’est déroulé le 2 octobre 2022 a moins été un échec pour la candidature de large coalition de gauche et de centre-gauche de Lula da Silva (48,4 % et 57 millions de voix) qu’une confirmation de l’enracinement de Jair Bolsonaro et de l’idéologie de droite radicale qu’il véhicule – ou qui le porte.
Enracinement des idées de Bolsonaro
Outre son score de 43,2 % et 51 millions de voix, en léger retrait par rapport à l’élection de 2018, c’est la forte progression de ses alliés, qui constitueront le groupe le plus nombreux dans chacune des deux chambres du Parlement fédéral, ainsi que dans l’élection des gouverneurs des 27 États de la fédération, qui est frappante. Victoire dès le premier tour dans les principaux États, Minas Gerais, Rio et dans le district de la capitale Brasilia. Dans l’État de Sao Paulo, le plus peuplé, le plus riche, le plus symbolique, Fernando Haddad, personnalité d’envergure nationale s’il en est puisque c’est lui qui avait « remplacé » Lula (alors emprisonné) comme candidat du Parti des Travailleurs lors de la présidentielle de 2018 avant d’être battu par Bolsonaro, est en passe d’être balayé au second tour par le candidat du bolsonarisme, Tarcisio de Freitas.
Comment expliquer cette situation alors que s’achève un mandat présidentiel marqué par le déni face au COVID et le démarrage tardif de la vaccination, le saccage de l’environnement - et pas seulement en Amazonie - au profit de l’agronégoce et de l’exploitation sauvage des matières premières, le retour massif de la pauvreté et même de la faim dans la population, et la fragilisation de toutes les minorité, ethniques ou sexuelles ? Le tout dans un contexte de violence criminelle, policière et politique exacerbée, de corruption du pouvoir (un mal assez équitablement partagé entre les différents camps) et de marginalisation internationale du Brésil et de sa pourtant si séduisante culture ?
Il faut bien admettre, tout d’abord, que ces sujets ne sont pas au cœur des préoccupations d’une part presque ( ?) majoritaire de la population, réellement séduite par les propos sans nuances sur la sécurité et l’autodéfense, sur les valeurs moralement conservatrices, sur les références à Dieu, à l’ordre naturel et par le discours nationaliste sur le caractère brésilien de l’Amazonie, pris à contrepied par le discours environnemental et moralisateur des Occidentaux accusés de vouloir en outre entraver le développement économique du pays.
Habileté stratégique et manipulation sans scrupules
Il faut aussi y voir la révolution dans le débat politique à l'échelle mondiale, incarnée sinon introduite par la méthode trumpiste, qui a précarisé tous les émetteurs d’une parole de référence, médias, institutions ou personnalités indépendantes, et rendu la vérité objective insaisissable. Le résultat de cette forme de populisme qui remplace les corps intermédiaires par des relais tels que les Églises évangéliques ou des lobbies (le fameux « BBB » brésilien : lobby "bœuf, balle, bible", soit l’agrobusiness, l’armée et les détenteurs d’armes à feu et les Églises qui prospèrent) et qui s’appuie massivement sur les réseaux sociaux, offre une quasi-totale impunité aux discours mensongers, calomniateurs et outranciers. Sans possibilité de leur opposer une juste réponse. C’est ainsi que les opinions contraires trouvant de moins en moins de terrains de confrontation neutres et sereins, le débat démocratique se révèle presque impossible et la société de plus en plus profondément fracturée entre des groupes qui ne se parlent plus.
L’habileté politique de Bolsonaro, celle de ses stratèges comme ses intuitions, ont fait le reste : comment par exemple admettre qu’arborer le drapeau brésilien soit devenu synonyme de soutien au président sortant, et que, pour la même raison, les supporters de Lula n’osent plus porter le maillot de la seleçao de foot ? Ou comment détourner à son profit les symboles les plus emblématiques du pays…
Lula, ultime rempart
Pour autant, tout espoir est-il vain ? La victoire de Lula lors du second tour de l’élection le 30 octobre 2022, dont on peut espérer qu’elle ramènerait un peu de modération dans le débat public, est toujours possible, et même probable. Le « présidentialisme de coalition » brésilien, qui voit toujours l'exécutif trouver des compromis avec un Parlement morcelé et dominé par un centrao toujours prêt à se tourner vers le pouvoir (et ses avantages) pourrait produire un nouveau miracle majoritaire.
Les quatre prochaines années seront forcément difficiles, les défis étant nombreux. Mais les pentes fatales pour l’environnement, les minorités, les pauvres et globalement tous les plus fragiles pourraient être enrayées.
Il sera bien temps, après le second tour, de se pencher sur le vertige de l'après-Lula.